Par un matin d’automne, sous un ciel pâle, Emma Mercier, une éditrice et écrivaine, marchait vers le village de Grignan. Une fraîcheur mordante lui rosissait les joues tandis qu’elle pénétrait dans l’atmosphère séculaire du cimetière, où les cyprès montaient la garde parmi les siècles écoulés. Le château de Grignan, en pierre blonde, se dressait majestueusement contre le ciel, tel un observateur silencieux d’histoires oubliées.
Emma tenait dans sa poche une lettre d’Étienne Vérac, le conservateur du château. Son écriture, reconnaissable entre mille par son raffinement presque aristocratique, paraissait brûler à travers l’enveloppe comme une flamme impatiente. Étienne savait toujours ajouter un mystère à ses lettres, et celle-ci n’était pas différente. Emma s’arrêta un instant au milieu du vieux chemin, sortant la lettre pour mieux la relire à la lueur diffuse du matin.
« Chère Emma, » commençait la missive sous le vent bruissant de feuilles d’automne, « Je suis en train de déterrer quelque chose qui pourrait révolutionner notre compréhension des lettres de Madame de Sévigné. Les Verbes Noirs, ces mots puissants… rendez-vous au château demain soir. Nous devons parler. »
Une pointe d’inquiétude s’insinuait dans sa voix, d’ordinaire si assurée. Emma plia soigneusement le papier usé, les pensées tourbillonnant dans son esprit. L’idée même d’un danger réel lié à une légende littéraire semblait invraisemblable, mais Étienne avait éveillé en elle une curiosité d’autant plus vivace que son absence ne cessait d’interpeller la communauté. Il avait toujours affirmé à Emma sa conviction que certains écrits recelaient une puissance cachée, un potentiel catalyseur d’événements dans le monde présent.
Emma continua jusqu’à la place Sévigné, cherchant des indices dans le regard des passants. La rumeur de la disparition récente de Jacques Lenoir ne faisait qu’aggraver les supputations autour du village endormi d’un sommeil tourmenté. Étienne et Jacques — deux figures vibrantes qui s’évanouissaient, laissant des échos insondables et une question lancinante : les mots auraient-ils plus de pouvoir qu’on ne l’imaginait ?
En avançant, Emma repensait à sa dernière rencontre avec Étienne dans la bibliothèque du château, où ils avaient échangé des passages inédits des lettres de la Marquise. Leurs éclats de rire à l’unisson d’une passion partagée l’accompagnaient encore. C’était un homme de perception fine et souvent absente aux yeux des autres, un être à la croisée des chemins, là où l’histoire et la fiction tissent leur propre entente.
Face au château, Emma s’arrêta pour contempler la forteresse muette, décidée plus que jamais à découvrir pourquoi Étienne avait disparu. Elle sentait au fond d’elle-même qu’elle devait percer le voile de ces Verbes Noirs, non seulement pour résoudre l’énigme de l’absence de son ami, mais aussi pour préserver ce lien inestimable qu’ils partageaient : la quête de vérité à travers l’écriture.
Le mystère l’appelait à avancer. Emma Mercier, se promettant de lever ce qui se cachait derrière ces mots obscurs, entra dans la course contre l’invisible : les Verbes Noirs de Grignan.
***
Emma, s’arrêtant un moment au pied du château, se remémora sa dernière discussion avec Étienne. C’était une soirée étoilée, emplie de confidences légères qui avaient pris, rétrospectivement, un poids sinistre. Étienne avait mentionné, presque en passant, l’existence d’un mystérieux codex dont il avait découvert la piste dans les archives du château. Il semblait troublé, ses mains tremblantes trahissant une anxiété inhabituelle.
« Tu sais, Emma, ces histoires de Verbes Noirs… elles ne sont pas aussi innocentes qu’elles en ont l’air, » avait-il dit en feignant l’insouciance. « Il y a des mots qui ne devraient jamais être prononcés. »
Emma avait ri, pensant qu’il voulait la taquiner, mais l’ombre de gravité dans ses yeux ne l’avait pas quittée. Maintenant, alors qu’elle s’engageait dans l’obscurité pesante du crépuscule, elle se demanda si elle aurait dû percevoir son avertissement comme l’appel à l’aide qu’il était sûrement.
Pressée par l’urgence, Emma voulut en apprendre davantage sur la ‘crise cardiaque’ récente de Jacques Lenoir.. Elle savait que pour découvrir la vérité, elle devait se tourner vers les murmures de la communauté. Dans une petite échoppe du village, elle retrouva Marie, une vieille dame toujours au courant des rumeurs locales.
« Toute cette histoire ne me plaît pas, Emma, » lui confia Marie, tout en arrangeant méticuleusement des bouquets de lavande, ses doigts maigres agiles malgré les années. « Jacques était en pleine santé la semaine dernière. Il n’a jamais eu de problème avec son cœur. »
Emma acquiesça, notant les détails avec sa mémoire acérée. Marie continua : « Des fois, il se plaignait que les livres qu’il avait pris à la bibliothèque lui donnaient des cauchemars, mais il ne m’a jamais parlé de mots dangereux ou de quelque chose de plus grave. »
Les informations de Marie la hantèrent sur le chemin du retour. Emma sentit le puzzle commencer à s’assembler, les pièces se mettant en place de façon alambiquée, et pourtant irrésistible. L’incident de Jacques, la disparition d’Étienne, et ces maudits Verbes Noirs : tout était lié, mais comment ? Les faces cachées détaillées de ces légendes menaçaient de percer la surface de son esprit, poussant inlassablement vers une conclusion qui, elle le pressentait, modifierait irrévocablement tout ce qu’elle pensait savoir.
Convaincue que sa prochaine action nécessitait de braver les secrets du château, Emma pénétra dans son antre silencieux. Sa quête pour comprendre, voire pour atténuer la menace latente, venait de prendre un nouveau tournant. Les mots lourds de conséquences et le mystère grandissant trouvaient en elle une alliée déterminée…
***
Quelque part dans le château, un coffre oublié dans l’immense grenier, renfermait peut-être des indices à ces disparitions mystérieuses.
Emma disposait d’un double de clef d’une porte dérobée du château qu’Etienne lui avait laissée….
Elle avait mis en pause le signal d’alarme général et marchait à pas de loup. Elle était peu rassurée mais déterminée à trouver le moindre indice concernant la disparition d’Etienne.
Elle ignora le grattement à la fenêtre du bureau d’Etienne. “ce n’est que le lierre éventé”, se dit-elle.
Jamais elle n’aurait imaginé que les mots de Madame de Sévigné, ces doux murmures d’une mère à sa fille, contiendraient, un jour, un avertissement aussi inquiétant : « Prends garde aux ombres qui épient entre les syllabes… ” se répétait elle en boucle.
La nuit était tombée d’un coup, avalant le village entier.
De la collégiale abritant la tombe de la marquise de Sévigné, sous la terrasse sud-ouest du château, une cloche appelait, seule, résonnant dans le silence pesant.
Emma était assise au bureau d’Etienne, relisant le récit de la scène de la cour qu’il avait rédigé quelques heures avant sa disparition, dans son style narratif inimitable. Leur lien amical était entretenu par la passion de l’écriture et des textes de la marquise.
Étienne, conservateur de profession, disait souvent à Emma qu’il se sentait être un écrivain. Il adorait mettre en scène, avec dialogues à la clef, ses récits et études historiques.
Emma lisait à voix basse, elle imaginait Etienne manipuler la plume, sur son bureau. Le papier chamois était éclairé par la faible lueur de sa bougie.
« Versailles, 23 avril 1676 – Le Salon des Glaces, 19 heures.
Le soleil déclinant embrasait les trois cents miroirs du salon des glaces, démultipliant les flammes des deux mille bougies qui illuminaient la salle. Louis XIV, vêtu d’un justaucorps brodé d’or, présidait sa table privée. Le marquis de Dangeau, chroniqueur attitré de la cour, se pencha vers lui, commentant les derniers développements de l’affaire de l’empoisonneuse Brinvilliers.
— Sire, murmurait Dangeau, l’exempt Desgrez la traque jusqu’à Liège. Vous le savez, cette femme, sans scrupules, a assassiné son propre père et ses frères par le poison, semant la terreur et la méfiance parmi nous.
— J’espère qu’on la retrouvera vite… vous savez ce que je souhaite…vous avez promulgué mes ordonnances, je suppose.
— Oui, le bourreau l’attend et le bûcher est déjà dressé place de Grève, c’est une question de deux ou trois jours.
La marquise de Sévigné, assise à quelques places de là, observait la scène avec son acuité habituelle, tout encore étonnée d’avoir reçu un collier de perles, de la main de l’alchimiste royal Panalis Raymond, quelques minutes avant le début du souper. Elle l’avait mis, se doutant que le roi ne pouvait y être pour rien. À ce moment-là même, elle avait l’impression que les perles commençaient à tiédir contre sa peau.
Le maître d’hôtel et goûteur royal, s’avança avec prudence, portant le menu calligraphié sur un vélin bordé d’or.
— Votre Majesté, s’inclina-t-il, permettez-moi de vous présenter les mets que vos cuisines ont préparés ce soir. La chaleur du collier s’intensifia. Madame de Sévigné porta instinctivement la main à son cou, se remémorant l’avertissement de Panalis : Les perles vous préviendront du danger…
— En entrée, commença le goûteur, nous vous proposons. Il s’interrompit, fronçant les sourcils devant un mot. La marquise vit ses lèvres former silencieusement les syllabes, comme s’il vérifiait leur prononciation.
— Non, tenta de prévenir la marquise, ses paroles étouffées par le brouhaha ambiant qui régnait dans la salle, ses yeux fixés sur le goûteur.
— Ah, oui, reprit le goûteur, l’Azoth de caille aux herbes fines. Les neuf syllabes résonnèrent dans l’air comme un accord dissonant. Madame de Sévigné sentit son collier vibrer violemment. Le goûteur porta soudain la main à sa gorge, ses yeux s’écarquillant d’horreur. Son visage passa du rouge au violet en quelques secondes. Un filet de sang perla au coin de ses lèvres.
— Il… les mots… articula-t-il avant de s’effondrer, renversant les verres en cristal qui explosèrent sur le sol dans une cacophonie de tintements. Le roi se leva d’un bond.
— Gardes ! Qu’on fasse venir mon alchimiste ! La panique s’empara de la salle. Les courtisans reculaient en désordre, certains criant Poison ! d’autres se précipitant vers les sorties. La duchesse de Bouillon s’évanouit, son éventail claquant sur le parquet comme un coup de feu. Restée figée au milieu de l’agitation, Madame de Sévigné sentit la chaleur intense de son collier s’intensifier, ses sens en alerte. Dans l’encadrement de la porte apparut la silhouette de Panalis Raymond. Leurs regards se croisèrent. L’alchimiste hocha imperceptiblement la tête tout en s’agenouillant près du corps inerte.
— Sire, déclara-t-il après un bref examen. Il est mort. Ce n’est pas un poison ordinaire qui vient de le tuer.
— Expliquez-vous, ordonna le roi, dont le visage trahissait plus d’agacements que de peur.
— Ce sont les mots eux-mêmes qui ont été empoisonnés, affirma Panalis en brandissant le menu, le papier vibrant étrangement entre ses mains. Regardez… Il montra le parchemin au roi. Les lettres formant l’Azoth de caille semblaient vibrer sur le papier, comme animées d’une vie propre.
— C’est impossible, murmura Louis XIV.
— C’est pourtant la terrible vérité, Sire. La Brinvilliers est uniquement la partie visible d’une conspiration bien plus vaste. Ses poisons traditionnels cachaient une arme plus redoutable encore : des mots capables de tuer. On empoisonne la Cour maintenant, mais autrement, avec des mots qui tuent ! Le roi fixa l’alchimiste.
— Dans mon cabinet. Immédiatement. Madame de Sévigné, vous aussi. La marquise se leva, sentant le poids du regard de la cour sur elle. Son collier avait cessé de brûler, mais une chaleur résiduelle pulsait encore doucement contre sa peau, comme un avertissem
***
Le texte s’arrêtait là. Le dernier guillemet n’avait pas été écrit ni les points de suspension qui auraient naturellement pris leur place dans la continuité du texte. Le mot “avertissement” n’était pas achevé.Emma entendit un bruit sourd venant de l’entrée Nord… Elle essayait de contrôler ses émotions, difficilement.
Toujours assise au bureau d’Etienne, un souvenir refit surface, tel un écho oublié venant troubler la sérénité de son esprit. C’était lors de l’un de leurs après-midis partagés dans la bibliothèque du château. Étienne, tout en feignant de parcourir un manuscrit ancien, avait jeté des regards furtifs vers la fenêtre.
Intriguée, Emma l’avait vu esquisser quelques signes de la main vers l’extérieur, où une silhouette floue se tenait à l’ombre des arbres séculaires. Ce détail, autrefois passé inaperçu, semblait maintenant s’éclaircir, chaque geste de la main d’Étienne se révélant être une forme de communication codée. Emma se rappelait également ses annotations dans un carnet de cuir que, par hasard, elle avait une fois ouvert : des phrases apparemment anodines, mais certaines lettres étaient tracées plus lourdement, créant des messages énigmatiques qui semblaient ignorer le contexte historique.
Un autre échange lui revint à l’esprit, lorsqu’un visiteur mystérieux avait, sous couvert de l’obscurité, quitté le château par une porte dérobée après une discussion intense avec Étienne. Ses préoccupations d’alors semblaient triviales face à la vaste conspiration qui se déroulait maintenant sous ses yeux.
Dans le vacarme de la bataille imminente avec les Verbes Noirs, Emma se remémorait ces moments, chaque indice s’intensifiant pour faire écho à un présent plus sombre.
Elle savait que le coffre oublié dans ce grenier, dont Etienne lui avait parlé, pouvait contenir des indices quant à sa disparition.
Elle grimpa un labyrinthe d’escaliers poussiéreux, son cœur battant à tout rompre. En atteignant l’immense grenier de l’aile Est du château, elle chercha le coffre, son esprit tourmenté par les récits inquiétant de la marquise et du texte non achevé d’Etienne. Elle finit par le trouver.
Le coffre était déverrouillé. Lorsqu’elle ouvrit la lourde porte en grand, une lueur dorée jaillit, illuminant des manuscrits anciens. Parmi eux, un codex, portant l’inscription « Verba Nigra ».
Emma frissonna. Les mots écrits à l’encre sombre semblaient vibrer, comme s’ils attendaient d’être libérés.
***
Ce moment était à la fois exaltant et terrifiant.
Elle savait qu’elle touchait du doigt quelque chose de dangereux.
Elle tenait le codex, elle tournait les pages, lisait, parfois en silence, parfois à voix basse, parfois d’une manière incantatoire non contrôlée…elle sentait son esprit convoquer une autre dimension…elle avait l’impression de s’observer lire…
Emma referma doucement le codex « Verba Nigra » et sentit une fatigue inexpliquée peser sur elle. Alors qu’elle posait les doigts sur la couverture de cuir usé, une sorte de vibration sourde la traversa. Fermant les yeux, elle s’abandonna quelques instants à un sommeil involontaire, le livre serré contre elle comme un talisman.
Dans le demi-sommeil qui s’empara d’elle, Emma se retrouva plongée au cœur de l’époque de Madame de Sévigné. Elle portait au cou un collier de perles — semblable à celui que la marquise avait mentionné dans ses lettres — dont l’éclat semblait murmurer doucement à son oreille. Les bougies et les miroirs du salon des glaces de Versailles n’étaient plus des échos du passé, mais une réalité vibrante autour d’elle.
Dans le salon, Madame de Sévigné écrivait, sa plume courant vigoureusement sur le papier, chaque mot renforcé par le rythme effréné de sa pensée. Sa voix résonnait étrangement dans l’esprit d’Emma : « Nous sommes toutes prises dans le piège de nos mots. Comme l’ambre préserve l’insecte, mes lettres conservent le souffle d’une époque où les mots étaient la vie. »
Emma sentit soudain le collier tiédir, et avec lui, un flot d’images s’anima : des scènes de la cour, des discussions à mots couverts, des secrets profonds qui traversaient les siècles comme une rivière souterraine. Les mots de Madame de Sévigné prirent un poids nouveau, une alliance mystérieuse avec les événements présents qui laissait Emma haletante.
Elle s’éveilla en sursaut, le souffle court, le collier imaginaire glissant silencieusement de ses doigts, une ultime lueur s’évanouissant. Le poids de ce rêve semblait plus lourd que les livres qu’elle aimait, tissant à sa connexion avec la marquise une trame invisible mais indéniable. Cet héritage littéraire n’était plus simplement une collection de mots anciens ; il devenait maintenant une force agissante dans son monde.
Emma referma doucement le codex et resta un instant immobile, fixant le vieux livre comme si les pages usées l’observaient en retour. Tout autour d’elle, le silence du grenier était lourd, se mêlant à ses réflexions. Comment avait-elle pu se laisser emporter par la curiosité, au point de négliger la prudence ? Les mots, ces entités qu’elle avait toujours considérées comme de simples vecteurs d’histoires et de connaissances, prenaient désormais une tout autre dimension.
Elle se souvenait des soirées passées à discuter passionnément avec Étienne de l’influence des récits sur l’humanité. Ils avaient toujours été fascinés par l’idée que les mots pouvaient transformer, inspirer ou tromper. Mais ici, à Grignan, les mots possédaient une puissance tangible, presque vivante. Emma réalisait que son enthousiasme pour la légende des Verbes Noirs l’avait aveuglée face à leur potentiel destructeur.
Sa vie entière, elle avait tissé son existence en mots, écrivain et éditrice, une brodeuse d’histoires. Elle avait pris ce don pour acquis, le considérant comme une force de liberté et d’expression. Mais ce qu’elle découvrait maintenant, c’était une leçon terrifiante et nécessaire : les mots avaient aussi le potentiel de détruire. Ils exigeaient respect, foi, et sagesse. Face à cette nouvelle réalité, Emma sentit une responsabilité s’installer en elle, lourde mais essentielle. Elle savait que son rôle dépassait la simple résolution d’une enquête ; il s’agissait désormais de veiller sur les mots, de s’assurer qu’ils servent la lumière plutôt que l’obscurité.
Avec ce nouvel éclairage, Emma comprenait qu’elle devait agir, non par simple curiosité ou défi personnel, mais par devoir pour la communauté qu’elle chérissait, pour les vies impactées et pour l’homme qu’Étienne avait été, perdu dans sa quête de vérité. Les Verbes Noirs n’étaient pas qu’une légende ; ils étaient le rappel que les mots, lorsqu’ils sont mal utilisés, peuvent devenir les plus insidieuses des machinations.
***
Soudain, une ombre se glissa derrière elle. Emma se retourna, le cœur battant. C’était un homme, le visage masqué.
« Vous ne devriez pas être ici », murmura-t-il, sa voix rauque.
« Qui êtes-vous ? » demanda Emma, défiant sa peur.
« Je suis un gardien des mots. Les Verbes Noirs ne doivent pas être libérés. Ils ont le pouvoir de détruire. »
Emma comprit alors que les événements tragiques du village n’étaient pas une coïncidence. Le retour des Verbes Noirs menaçait non seulement son existence, mais celle de tout le village. Elle devait agir, et rapidement.
Emma, toujours face à l’homme masqué, se sentait comme une funambule sur le fil ténu séparant la vérité du danger. La lumière dorée du coffre projetait des ombres dansantes sur les manuscrits, rendant l’atmosphère presque onirique, mais la réalité était bien plus terrifiante.
« Vous êtes le gardien des Verbes Noirs, mais pourquoi maintenant ? Pourquoi avez-vous attendu que tant de souffrances aient lieu ? » demanda-t-elle, essayant de comprendre la raison derrière ces événements.
L’homme hésita, comme si la réponse elle-même était trop lourde à porter. « Les Verbes Noirs ont toujours été en sommeil, enfouis dans l’oubli. Mais quelque chose les a réveillés. Peut-être est-ce l’investigation d’Etienne, ses derniers textes… Ou un simple hasard. Mais désormais, ils cherchent un hôte, une voix pour les prononcer. Et si vous les libérez, ils détruiront tout sur leur passage. »
La gravité de ses paroles résonna en Emma, alourdissant un peu plus ses pensées. Elle regarda le codex « Verba Nigra » et se demanda si elle avait été trop inconsciente, guidée par une curiosité qui risquait de tout mettre en péril. Pourtant, elle ressentait au plus profond d’elle-même que résoudre ce mystère était sa seule option.
« Et Etienne ? Est-il… ? » La question resta suspendue dans l’air, l’incertitude se glissant entre ses mots.
L’homme masqué hésitait « Il a essayé de vous protéger, sans succès. Il est pris dans un conflit qu’il n’a pas complètement compris… Il vous appréciait tant… »
“Il m’appréciait… ? Mais il… est… ? “
Pour Emma, ces paroles furent comme un coup de poignard. Elle sentait qu’elle devait agir rapidement pour mettre fin à cette vague de malédictions des mots, qui s’abattait sur le village.
S’armant de courage, Emma recula d’un pas pour mieux observer l’homme masqué. « Et que proposez-vous ? »
Il tendit un feuillet jauni, plié avec soin, à Emma. « Voici une incantation de scellage, comme pour bloquer la noirceur des mots. Elle fut utilisée autrefois pour emprisonner les Verbes Noirs. La marquise nous en a parlé dans ces textes. La scène de cour et l’empoisonnement du gouteur de Louis XIV en est une représentation. Mais appliquer cette solution aura des conséquences !»
Emma prit le feuillet, ses mains tremblant sous l’émotion. Elle parcourut des yeux les mots anciens gribouillés à l’encre noire, chaque caractère semblant pulser de sa propre volonté.
« Quelles conséquences ? »
Mais alors qu’elle levait les yeux pour entendre la réponse, l’homme masqué s’était volatilisé, laissé son avertissement dans l’air. Elle était de nouveau seule face à cette décision effrayante, les larmes coulaient sur son visage…Elle avait compris qu’Etienne ne réapparaitrait peut-être jamais.
Inspirant profondément, Emma cala le feuillet entre les pages du codex. Elle savait qu’elle aurait besoin d’aide pour réaliser l’incantation verbale et que chaque minute comptait. La cloche de la collégiale résonnait de plus en plus fort dans l’air glacé, martelant le passage du temps.
Alors qu’Emma regardait la place où l’homme masqué s’était tenu quelques minutes plus tôt, une vague d’émotions contradictoires la traversa. La rencontre venait d’ébranler ses certitudes, laissant dans son sillage un sentiment de vulnérabilité. Devait-elle vraiment avoir foi en ces mots anciens ? Était-elle prête à prendre le risque de plonger encore plus profondément dans un univers où les mots pouvaient tuer ? Elle passa une main tremblante dans ses cheveux, fermant les yeux, cherchant dans le silence résonnant du grenier la force d’avancer. C’était comme si chaque livre, chaque manuscrit alentour murmurait une promesse de réponses, invitant à continuer, malgré la peur qui lui nouait l’estomac.
Elle dévala les escaliers du grenier, l’écho de ses pas remplacé par celui de ses palpitations effrénées.
Emma s’arrêta un moment sur un palier, regardant au loin par la fenêtre poussiéreuse du grenier. La lune projetait une lumière blafarde, et il lui sembla que le village lui-même respirait plus doucement, comme conscient du péril évité, mais pas encore délivré. Elle inspira profondément, consciente que cette bataille des mots serait également celle de la volonté. Seul le mouvement en avant pouvait dissiper l’inquiétude qui pesait sur son cœur. Touchant le feuillet dans sa poche, elle accepta l’idée que l’ombre des Verbes Noirs l’accompagnerait tant que ce secret ne serait pas à nouveau enfermé. C’était comme si le destin avait posé sur ses épaules le poids des âges anciens. Elle était prête à endosser ce rôle, à condition de ne pas s’y perdre elle-même.
Dehors, la nuit recouvrait le village de son voile obscur, tandis qu’un vent malin redoublait de puissance, soulevant des tourbillons de poussières faussement lumineuses. Emma se dirigea vers sa bibliothèque de fortune.
Elle avait encore quelques cartes en sa possession : ses connaissances, sa détermination et, elle l’espérait, des alliés prêts à l’aider dans cette quête périlleuse. Peut-être même que certains, comme Jacques ou Étienne, étaient encore capables de la guider, là où les ombres macabres voguaient encore entre les lignes et les destins entrelacés.
***
Emma poussa la porte grinçante de sa bibliothèque de fortune, ignorant le frisson glacé qui lui parcourait l’échine.
Elle savait qu’elle devait agir vite. Les mots du gardien résonnaient encore dans son esprit : chaque retard pourrait entraîner de nouvelles tragédies dans le village. Elle parcourut rapidement ses étagères du regard, cherchant des alliés parmi ses livres. Quelques ouvrages d’alchimie, familiers et rassurants, semblaient lui tendre des promesses de solutions. Mais elle devait trouver des alliés de chair et d’os.
Elle se souvenait des rumeurs circulant au sujet de l’Ordre du Silence. Peut-être leur aide serait-elle nécessaire, même si leur réputation trempait dans l’ombre. Les vieilles légendes évoquaient des rituels oubliés et des serments conçus pour protéger des mots capables de déchaîner le chaos.
Elle ne pouvait certainement pas affronter cela seule. Alors, elle prit une décision : elle devait convoquer une réunion avec les quelques personnes de confiance qui partageaient son amour des mystères anciens.
Emma agrippa son manteau et quitta précipitamment sa bibliothèque, avant d’emprunter le chemin pavé qui serpentait à travers le village déjà endormi. Elle songea à Louise, une amie et historienne respectée, passionnée elle aussi par les arcanes du passé de Grignan et par les écrits de la Marquise de Sévigné. Puis il y avait Antoine, le pharmacien du village, dont le savoir en pharmacopée pouvait s’étendre aux résonances plus ésotériques des plantes.
La place principale était déserte sous la lumière hésitante des réverbères. Les volets fermés semblaient masquer des peurs enfouies que personne n’osait appeler par leur nom. Emma se sentait observée, mais sa détermination l’emporta sur ses doutes.
Elle s’arrêta d’abord chez Louise, frappant doucement à la porte. La maison de l’historienne, avec ses roses grimpantes et ses motifs gothiques, était un refuge pour les esprits curieux et insatiables. Le nom de sa maison l’avait toujours étonné : « la glacière ».
Louise ouvrit, ses yeux s’écarquillant de surprise et d’inquiétude en voyant la mine agitée d’Emma. « Emma, que se passe-t-il ? »
Emma lui expliqua brièvement la situation, l’histoire des Verbes Noirs, et l’urgence de sceller à nouveau cette menace ancestrale. Louise, bien que secouée, accepta de l’accompagner.
Elles rejoignirent ensuite Antoine, qui les accueillit avec un scepticisme teinté de curiosité. Son odorante boutique, remplie de potions et de remèdes…
Réunis dans l’arrière-boutique, le petit groupe consulta l’incantation.
Au sein de ce lieu empreint d’histoire et de mystère, Emma sentit à nouveau le poids des heures écoulées peser sur elle. Le courage de ses amis lui apportait un nouvel élan, mais chaque décision prise semblait projeter une ombre plus dense sur le chemin qu’elle devait encore parcourir. Elle observa Antoine et Louise, les yeux pleins de détermination, et se demanda si elle-même possédait la force nécessaire pour naviguer à travers les zones d’ombre encore tapis dans cette légende séculaire. Tout en embrassant l’intensité de l’instant, Emma acceptait qu’il lui faudrait encore affronter des épreuves, tout en cherchant à préserver ce précieux équilibre entre la curiosité qui la poussait à avancer et la prudence dictée par les conséquences des mots qu’elle allait affronter.
***
Plus tard dans la soirée, alors que le petit groupe méticuleux examinait les notes de l’incantation au centre de la boutique d’Antoine, ce dernier sortit une bande de vieux parchemins jaunes d’une boîte cachée sous le comptoir.
« Je suppose que le moment est venu de vous révéler quelque chose », commença Antoine, sa voix un peu hésitante. « Ma famille a toujours eu un lien avec l’alchimie. Ces notes appartenaient à mon grand-père, un alchimiste renommé qui a consacré sa vie à étudier le lien entre les éléments naturels et les pouvoirs occultes du langage. »
Emma et Louise échangèrent un regard surpris mais curieux. Antoine continua, en montrant l’inscription sur l’un des parchemins : « Il y est question de l’interaction des plantes et des cristaux… mais aussi de la transformation des mots en autant de sources tenaces et envoûtantes d’énergie. »
Louise se pencha sur les notes, puis redressa la tête, ses yeux brillant d’une nouvelle détermination. « Cela me rappelle une histoire que ma grand-mère me racontait, » dit-elle d’une voix douce. « Elle disait que notre famille avait autrefois pour mission de protéger un secret lié à un ancien manuscrit, caché dans le village depuis des générations. Peut-être que c’était ça, la clé du mystère des Verbes Noirs. »
Emma lui adressa un sourire encourageant. « Pourquoi n’en as-tu jamais parlé ? »
Louise haussa les épaules, visiblement tiraillée entre appréhension et courage. « À vrai dire, je ne comprenais pas pourquoi ma famille accordait une si grande importance à ces stories. Mais aujourd’hui, je sens que dévoiler ces vérités pourrait sauver notre village. »
Antoine offrit le parchemin à Emma. « Je ne suis pas simplement un pharmacien. Mon rôle et celui de Louise dans cette histoire ont peut-être été prescrits par une connexion bien plus ancienne que nous ne le pensions. »
Emma, touchée par leurs révélations et consciente de l’imbrication de leurs destins, sentait en elle croître la certitude que ce combat, bien qu’inédit, trouvait chez eux de puissants alliés. Tous à l’œuvre, ils commencèrent à planifier les étapes suivantes, chacun portant le poids de nouvelles responsabilités.
Antoine, prenant le feuillet avec précaution, murmura : « Ce type de texte requiert un cercle de protection pour permettre le vrai Silence de la Nature. Nous aurons besoin de certaines herbes et cristaux pour ridiculiser ce venin des Verbes Noirs »
« Et l’Ordre du Silence ? » demanda Emma. « Pensez-vous qu’ils interviendront ? »
Louise réfléchit un instant, les plis de son front trahissant une profonde concentration. « Je connais un ancien membre qui pourrait nous aider. Il habite encore ici, non loin du château. Mais nous devrons être prudents. Si ces mots se sont réveillés, tout est possible, le l’Ordre du Silence est peut-être rompu ».
Ils s’accordèrent pour avancer prudemment. Chaque étape serait cruciale, et les Verbes Noirs ne leur laisseraient pas le loisir de l’erreur. Emma sentait déjà le poids de sa décision, mais aussi la force de la communauté qu’elle tendait à rassembler.
Au-delà de la peur et des incertitudes, résonnait une certitude immuable : les mots avaient un pouvoir, et finalement, il leur revenait cette fois de le dompter, en faveur de la lumière et de la paix.
***
« Vous êtes des fous de défier les Verbes Noirs ! » hurla l’homme masqué, sa voix rauque résonnant dans la rue, devant la pharmacie d’Antoine « Ils vous consumeront, vous et tout ce que vous chérissez ! »
Antoine, le visage pâle mais résolu, brandit le cristal scintillant. « Nous ne vous laisserons pas gagner ! » s’écria-t-il, sa voix tremblante mais déterminée.
Emma, sentant la puissance des Verbes Noirs se rapprocher, se concentra sur l’incantation de scellage. Les mots anciens lui brûlèrent les lèvres : Verba Nigra, je vous ordonne de retourner dans l’abysse ! » Sa voix résonne avec une puissance inattendue, chaque syllabe vibrant d’une énergie nouvelle.
Louise, à ses côtés, récita une litanie protectrice, les mots anciens s’élevant comme un bouclier contre les ténèbres.
Certains verbes Noirs furent prononcés, par les uns et les autres sans vraiment s’en apercevoir, et ils s’entrechoquèrent dans un maelström d’énergie brute. Les lampadaires de la place Sévigné s’éteignirent les uns après les autres, plongeant le centre du village dans une obscurité presque totale.
Soudain, le cristal tenu par Antoine se mit à briller d’une lumière aveuglante. Un éclair d’énergie pure jaillit de la pierre, frappant l’homme masqué de plein fouet.
Un hurlement déchira la nuit. L’homme masqué, son corps secoué de spasmes, recula de plusieurs pas, ses mains crispées sur son masque comme pour l’arracher.
« Non ! » hurle-t-il, sa voix déformée par la douleur. « Vous ne pouvez pas me vaincre ! Les Verbes Noirs… ils sont à moi ! »
Mais il est trop tard. La lumière émanant du cristal se répandait partout dans les ruelles du château, repoussant les ténèbres des mots et enveloppant les Verbes Noirs, désormais visibles sous la forme d’ombres tourbillonnantes.
Dans un dernier râle, l’homme masqué s’effondra sur le sol, son masque roulant à ses pieds. Sous le tissu noir se révéla le visage livide d’Étienne Vérac, les yeux emplis d’une terreur indicible.
« Étienne ! » s’exclame Emma, le cœur serré. « Que s’est-il passé ? »
Mais Étienne ne répond pas. Son corps se raidit une dernière fois avant de s’immobiliser, la vie le quittant dans un dernier souffle.
Les Verbes Noirs, privés de leur maître, se dissipèrent définitivement dans l’air comme de la fumée, laissant derrière eux un silence pesant.
***
Le lendemain, le village de Grignan se réveilla sous un ciel d’un bleu éclatant, comme lavé de la menace qui pesait sur lui.
La nouvelle de la mort d’Étienne Vérac se répandit comme une traînée de poudre, laissant les habitants sous le choc et l’incompréhension.
Emma, Louise et Antoine, marqués par les événements de la nuit, assistèrent aux funérailles d’Étienne, célébrées dans la collégiale. La marquise observait vraisemblablement de sa crypte.
« Que va-t-il se passer maintenant ? » demanda Louise, la voix empreinte de tristesse.
« Je ne sais pas », répond Emma, le regard perdu dans le lointain en direction de la Garde Adhémar « Mais nous devons rester vigilants. Les Verbes Noirs ont peut-être été vaincus, mais le mal peut prendre de multiples formes. L’Ordre du Silence est fragile »
Antoine hoche la tête, son visage grave. « Nous devons honorer la mémoire d’Étienne en protégeant les autres. En veillant à ce que les mots ne soient plus jamais utilisés comme des armes. Les Verbes Noirs doivent être étouffés, comme Etienne l’a fait, pour nous, dans son masque. Il s’est sacrifié pour nous l’enseigner. Si les mots n’occupent pas leur place légitime : celle d’instruments de paix, de savoir et d’espoir, qu’ils soient compris comme Verbes Noirs et étouffés dans nos masques !
Ainsi, la vie reprit son cours dans le petit village de Grignan, à jamais empreinte du sacrifice d’un homme qui avait donné sa vie pour protéger les siens du pouvoir maléfique des mots, rejoignant ainsi l’Ordre du Silence.
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